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07/03/2008

La stratégie des antilopes

Le 6 avril 1994, l'avion du président rwandais Juvenal Habyarimana est abattu au moment d'atterrir à Kigali, la capitale. Dans les heures qui suivent, les extrémistes Hutus de l'armée, de la garde présidentielle et des milices interahamwe éliminent les opposants Hutus dont le premier ministre Agathe Uwilingiyimana et enclenchent le mécanisme du génocide de la minorité Tutsie. Le génocide durera trois mois, impliquant étroitement la population Hutue dans les tueries de masse. Il fera environ 800 000 morts et s'achève lorsque le FPR (Front Patriotique Rwandais) composé de rebelles Tutsis venus de l'extérieur obtient la victoire militaire totale.

Jean Hatzfeld, journaliste, correspondant de guerre pour Libération, a couvert le Rwanda après les massacres. Ce sera pour lui un tournant décisif et il va consacrer désormais la plus grande part de son existence à étudier le génocide. Il va se focaliser sur le district de Nyamata, dans le sud. Là ont eu lieu deux massacres de masse dans les églises de la ville de Nyamata et à N'tarama dès le début, les 14 et 15 avril 1994. Ensuite, les cultivateurs Hutus, armés et encadrés par les miliciens, vont traquer les Tutsis dans les marais de papyrus au nord et dans la forêt de Kayumba. Traque méthodique et cruelle envers ceux qui étaient leurs voisins. Un génocide de proximité. Un mois plus tard, l'arrivée du FPR chasse les Hutus vers le Congo. Les soldats du FPR relèveront 50 000 cadavres et sauveront moins de 3000 rescapés.

« Je dis souvent qu'une guerre, c'est comme un fleuve qui déborde. Il inonde tout ce qu'il y a autour, c'est quand même une rivière qui coule. Un génocide, c'est quand la rivière s'assèche : il n'y a plus rien. Tant que je vivrai, je retournerai à Nyamata. Même si je sais que je ne comprendrai jamais." » (Le Monde, mars 2002 - Brigitte Salino)

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De ses nombreuses rencontres, Hatzfeld va tirer un premier livre, Dans le nu de la vie en 2001 (Éditions du Seuil), composé d'entretiens avec les rescapés des marais. En 2003, il interroge au pénitencier de Rimila une bande de tueurs dans Une saison de machettes (Éditions du Seuil), ouvrage impressionnant où l'auteur s'interroge simultanément sur ce livre qu'il est en train de faire. Le cycle se termine (provisoirement) l'an passé avec La stratégie des antilopes (toujours le Seuil).

Ce troisième ouvrage est à la fois plus complexe et plus déroutant que les deux précédents. Suite à la politique de réconciliation mise en place et imposée par le nouveau pouvoir du président Kagame (ex-chef du FPR), un certain nombre de tueurs ont été libérés en 2003. Il faut dire que la défaite des Hutus avait provoqué un exode de près de deux millions de personnes effrayées par les perspectives de vengeance puis ramenées manu miltari par le FPR. Ensuite, dans ce petit pays ravagé où tant de monde avait participé aux tueries, il a fallu de façon inédite concilier la reconstruction, la justice et la restauration d'une unité nationale. D'où cette situation étonnante des victimes rescapées et de leurs anciens bourreaux sommés de cohabiter à nouveau ensemble. Dans une communauté essentiellement paysanne comme celle de Nyamata, où c'est le voisin qui a découpé la famille de son voisin à la machette, l'idée qu'ils puissent se croiser au marché ou sur la route en se saluant poliment donne le vertige.

Jean Hatzfeld a donc retrouvé tant les rescapés du premier livre que les tueurs du second et les a interrogé sur cette situation, sur la façon dont ils la vivent, mais aussi sur l'image du génocide et sa mémoire près de quinze ans après les faits. Plus complexe, le livre passe d'une thématique à l'autre, d'un récit de survie dans la foret de Kayumba à des considérations sur les tribunaux coutumiers Gaçaça mis en place pour assurer l'exigence de justice ; de l'histoire incroyable du mariage entre Pio, le tueur, avec Josianne, la rescapée à la place de la religion et de Dieu. L'ouvrage livre aussi les interrogations de l'auteur sur son travail ainsi que ses comparaisons avec le génocide juif. Il montre également, et ce sont les plus beaux passages, la profondeur de la pensée des rescapés, leur détresse parfois mais aussi leur volonté de vivre. Hatzfeld leur laisse très souvent la parole et retranscrit sans doute avec beaucoup d'attention un français superbe aux expressions délicieuses et policées contrastant souvent avec la teneur tragique des propos. Il y a également quelques lignes admirables sur la beauté du pays, la beauté de l'Afrique. Et encore quelques lignes terribles sur les hommes, les africains comme les occidentaux. Un peu déroutant, cette construction en « bonds d'antilope » n'a pas la rectitude des deux précédents ouvrages. C'est plus un kaleidoscope ou un puzzle dont le lecteur comme, on le pressent, l'auteur, cherche à assembler les pièces pour lui donner un sens. Mais il n'y a pas plus de sens à Nyamata qu'a Auschwitz juste une réflexion sur l'humanité.

 

Les livres de Jean Hatzfeld

Photographie : Echecs 64